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Concours de pêche

Depuis que la petite ville a sa « Société » de pêcheurs, elle a aussi ses concours de pêche. Le Gardon du Chastaing afferme le cantonnement. Privilège et noblesse obligent : tous les ans, à la fête du mois d'août, le Gardon reçoit chez lui.

Il y a eu des convocations portées par le garde champêtre, des réunions à la mairie, des roulements du tambour de ville, et des affiches, et même des notes dans les journaux : Premier Prix, trente francs (c'était avant la guerre). Deuxième Prix, quinze francs. Troisième, dix francs. Et nombreux autres prix en espèces et en nature...

Les prix, évidemment, ce n'est pas rien. Mais ce qui est beau, magnifique, c'est la fièvre de joie qui plane sur le Port, qui claque avec les oriflammes tricolores, frémit dans les frondaisons du Chastaing, resplendit sur la Loire et les grèves. Tout le long du perré, sur presque deux kilomètres, on a fiché entre les pierres des petits piquets de bois brut, badigeonnés d'un chiffre au goudron. Ils délimitent comme les stalles d'un parc, alignés en files régulières depuis la Ronce jusqu'à l'Herbe Verte. Quelle longueur, citoyens ! Autant de piquets, autant de pêcheurs : on peut dire que ça fera du monde.

On est prévenu, n'est-ce pas ? Et pourtant on ne peut se défendre d'une surprise enthousiasmée, d'une admiration toute neuve, lorsqu'on voit dans les rues défiler les concurrents. Ils ont tiré leurs places au sort, sous la vieille halle aux grains. Des commissaires à brassard vert et or les ont rangés par sociétés, derrière la fanfare municipale, et en avant !

Toutes les fenêtres, grandes ouvertes, débordent de visages et de bustes penchés.

– Les voilà ! Les voilà !

Ils apparaissent au bout de la Grand'Rue, près de l'église. On ne distingue encore qu'une longue chenille rampante, ocellée de points clairs qui frémissent dans le soleil. Une rumeur la précède et la suit, un bourdonnement de voix qui semble une chanson, qui se précise en fredon vif, approche gaiement sur un rythme de pas redoublé. Et les éclats des cuivres vibrent dans les oreilles; une étincelle s'allume au pavillon d'un trombone. La musique vous soulève et vous tressaille au bout des doigts.

– Bravo ! Bravo !

C'est très joli, c'est allègre et dansant, cela vous caresse les yeux. Les points clairs se sont envolés, suspendus au-dessus du cortège en un gracieux balancement. On croirait une forêt de gramens gigantesques, une coulée de fleurs champêtres bercée par une brise harmonieuse. Sur les épaules des pêcheurs, les longues gaules ondulent et s'inclinent : voici qu'elles sont un champ de seigles blonds, pavoisé de bleuets, de marguerites et de coquelicots : voici que chaque épi porte une fleur à sa cime, un petit drapeau bleu-blanc-rouge.

– Bravo ! Vive le Gardon! Vive la fanfare !

Les musiciens ont dégrafé le col de leur dolman à brandebourgs, rejeté sur la nuque leur képi à plumet bleu. Ils soufflent, cramoisis, dans les pistons, dans les trombones, dans les bugles. Oh! ça n'est pas un « morceau de concours ». C'est une vieille marche qu'on sait par cœur depuis longtemps, qu'on enlève à la bonne franquette, à grands coups de cymbales et de caisse. Mais on sait de quoi la fanfare est capable, quand elle veut! Il n'y a qu'à jeter les yeux sur sa bannière de velours grenat, constellée de médailles, feuillue de palmes d'or, de lauriers triomphaux.

– Vive la Musique ! Vive le Gardon !

Le défilé lève ses visages vers les visages inclinés aux fenêtres, vers les mains qui s'agitent et qui battent. On s'interpelle, on rit, on crie. On ne voit que des joues épanouies, de franches balles sympathiques, illuminées de plaisir et de sueur. Et les bannières ondoient, les gaules se balancent, les drapeaux papillotent, les paniers de pêche sautillent sur les hanches.

 

Quand on aime on voit tout en rose,

A vos yeux tout paraît charmant...

 

Tout le défilé danse, entraîné par la marche endiablée. Les commissaires courent sur les flancs, lancent en dansant des appels et des ordres :

– Doucement, la tête !

– Hé ! le petit père, grouille un peu !

– Serrez ! Serrez !...

Ces musiciens filent comme des dératés. Tout le cortège a le feu au derrière : il s'allonge, se distend; de gros hommes trottent et s'époumonent, un mouchoir flottant en couvre-nuque sous la coiffe de leur canotier. Et brusquement un à-coup bloque la tête, les rangs se pressent les uns contre les autres à la façon d'un accordéon qu'on replie. Et de rire quand même, et de crier à se rompre la gorge :

– Vive la Carpe d'Ouzouer! Vive la Brème montargoise! Vivent les Dahuts! Vive la République !

Que de pêcheurs dans la Grand' Rue ! Il en est venu de partout, de Jargeau, de Gien, d'Orléans. Il y a même, - parfaitement, - des Martins-Pêcheurs de Paris.

– Vivent les « pêcheuses » ! Honneur aux dames !

Car il y a des dames, des blouses d'étoffes légères, de vaillantes poitrines qui se bombent, de petits pieds qui dansent dans la poussière. Un poudroiement vermeil flotte par-dessus les drapeaux, emplit la rue d'une gloire trouble et chaude. Et par-dessus encore, au bord des toits, le ciel d'été frémit comme un grand vélum de soie bleue.

Les derniers pêcheurs sont passés, mêlés à la foule qui les presse. On ferme la fenêtre au nez du soleil et des mouches, on se précipite dans la rue. Sur les trottoirs, le bourg entier se déverse et dévale. On se hâte, porté par le flot humain. On rattrape le cortège, on l'accompagne, on le dépasse, au rythme de la musique retrouvée. Par la rue Saint-Nicolas le peuple dégringole vers la Loire, ses quais, ses oriflammes, ses talus et ses poissons.

Voici l'instant où les commissaires se prodiguent, aiguillent leur monde, rangent leur équipe :

–Les numéros au-dessus de 200, à la droite du pont ! Tous les autres, par ici !

Il y a bien quelque flottement, quelque pagaille, mais sans disputes, sans mots à rebrousse-poil. Les grincheux, les mauvais coucheurs ont dépouillé leur acrimonie ; la liesse unanime les pénètre; ils obéissent, dociles comme des agneaux.

Et les pêcheurs s'égrènent sur les berges, se rangent entre les piquets de bois. La Loire est basse, dévorée de grèves émergeantes, affleurantes, universelles. Tous ceux qui sont placés à l'aval du Chastaing, autant vaudrait pour eux tremper leur ligne dans un baquet. Ils ne se plaignent pas, résolus aujourd'hui à tout prendre du bon côté. Ils lorgnent, au haut du quai, par-dessus les bornes rondes, l'auberge de Jean Fouache, celle de la mère Vidonnay.

– Hé ! Commissaire ! On a soif !

La poussière leur brûle le gosier. Cette eau fade qui se traîne sur le sable, trop près d'eux, leur inspire par contraste un grand désir de vin gaillard, de bouteilles fraîches. Et voici, à point nommé, le tablier blanc de la mère Vidonnay, les tabliers blancs de ses filles, la brouette de Jean Fouache qui tressaute sur les pavés.

– Une chopine, gars ?

– Un litre, bon d'la ! Et pour commencer !

Les pêcheurs boivent, les commissaires aussi. Plus haut, vers le Chastaing, la théorie s'allonge et se désarticule. Au flanc raide du perré on voit les concurrents descendre, un par un. Et cela monte toujours, gagne vers la prise d'eau, vers la Ronce, au diable vauvert. Et plus bas c'est le même essaimage, très loin, jusqu'au milieu de l'Herbe Verte. Les promeneurs contemplent, impressionnés. Ils se disent, de l'un à l'autre :

–Mais voyez ça! Mais regardez donc! Quel concours, hein, quel coup d'œil !

La berge se hérisse de gaules mouvantes, qui s'abaissent et tremblent doucement. On ne voit que ces gaules blondes, à demi tendues, déjà prêtes; à peine, sur les pierrailles de l'enrochement, ces points sombres qui sont les pêcheurs. Eparpillés en chapelet grêle, ils disparaissent, s'effacent derrière leurs gaules braquées vers l'eau. Mais sur les quais, sur les allées du Chastaing, la foule ne cesse de s'épaissir, de traîner son flot bourdonnant, ses chapeaux de paille claire et ses manches de chemise, vestes tombées, ventres à l'aise.

Un silence la gagne peu à peu, la domine, une sorte de vide attentif. On regarde les montres : il est presque dix heures.

Est-il dix heures ? Un peu plus ? Un peu moins ? Tout le monde guette, tout le monde tend l'oreille. Très haut dans le ciel bleu l'horloge du clocher tinte. Et tandis que sonnent les dix coups, une détonation retentit, se prolonge et roule, formidable : Lagrille, l' artificier, a fait partir son crapouillot.

Bonne chance, messieurs ! Le concours est ouvert. Appâtez : vous en avez le droit. Changez de ligne : c'est permis. Mais ne gaspillez pas votre temps ! A onze heures et demie sonnantes, c'est fini.

Et l'on s'applique, pour les prix, pour l'honneur de sa ville et de sa « Société », pour la gloire. On est debout sur les pierres branlantes, entre les piquets de bois. Le soleil, tapant sur la Loire, vous renvoie au visage une réverbération aveuglante.

– Quatre-vingt-onze, un poisson !

Chacun des commissaires a dix pêcheurs sous sa coupe. Il les surveille du haut du perré. Quand un pêcheur prend une ablette, il l'annonce d'une voix fière et sonore. Le commissaire le proclame après lui, et pointe une coche sur un carton.

– Quatre-vingt-seize, un poisson !

Tout le monde peut voir, contrôler. Pas de fraude possible : les choses se passent en pleine lumière. Les concurrents, à leurs pieds, ont une tringlette de fer dont ils enfilent les ouïes de leurs captures. Elles sèchent, les pauvres petites bêtes, elles se raidissent comme des brindilles de bois.

– Quatre-vingt-seize ! Par ici... Quatre-vingt-seize !

Il en prend, Gaulupeau. Le premier prix lui « reluit dans le ventre ». Devant son nom, sur la fiche du commissaire, la rangée de bâtonnets s'allonge, tellement que bientôt la fiche ne sera plus assez large.

On reconnaît ses champions au passage, on les soutient d'encouragements chaleureux. Si l'on pouvait attirer les poissons vers leur ligne, les accrocher, en plongeant, à l'hameçon, pour sûr qu'on le ferait, et de bon cœur !

–Ça rend, monsieur Chaussaroux ?... Dites, monsieur Joqueviel, ça cogne ?... Et toi, Jeanneret, combien au tableau ?

Liquéfiés de chaleur, éblouis, presque hébétés, les pêcheurs se retournent en souriant. Même Gaulupeau sourit, son bout de cigare noir au coin de la lèvre, montrant sa fiche déjà garnie à mi-hauteur :

– J'en ai trente et un, les gars !

Des rumeurs circulent, de groupe en groupe .

– A la prise d'eau, il y en a un qui soulève quelque chose! A chaque coup, l'animal! Il en a au moins cinquante.

–C'est un d'ici?

– Non, un Parisien, un Martin-Pêcheur.

– Figure-toi, à la pointe de sa gaule, entre le scion et le corps de ligne, il a fixé un bout de caoutchouc : c'est pour adoucir le ferrage, qu'il prétend.

– Ah ! dis donc !

–Vous savez, le père Prodhomme, il s'occupe... Il est plus bas, contre l'égout de l'abattoir. Je l'ai vu prendre une brème qui va chercher ses deux cents grammes : deux cents points d'un coup, camarade !

On va, on vient, sous les platanes du Chastaing. Sur les quais, le soleil tape trop fort; et la Loire n'a point d'eau, on ne prend rien. Les malheureux pêcheurs, abandonnés, planteraient tout là, sans le vin blanc de Fouache et de la mère Vidonnay.

Il est canaille, ce petit vin blanc. On ne le sent guère au passage, il file comme une lettre à la poste. Mais buvez-en, si vous voulez que votre soif augmente. Plus il en coule, plus il faut qu'il en coule. Et de la bière, et du vermouth, et des anis ! Partout des brouettes de bistrots, des charrettes à bras, des tables. Deux tréteaux, quelques planches, et voilà un comptoir. Il y en a un près du jet d'eau, un autre à la hauteur du Rond-Point. Et les verres s'entrechoquent, les bouchons partent. Le vermouth brille, topaze claire ; les anis, opales troubles, s'irisent sous des filets d'eau fraîche. Tape, soleil ! Plus fort encore ! Quand la sueur roule jusqu'aux mentons, c'est un beau temps pour la limonade.

Il est onze heures passées, on se sent vaguement las, amolli. Bien des pêcheurs, leur ligne coulant comme elle veut, attendent bonnement que ça finisse. Seuls, les concurrents « sérieux » mesurent la fuite des minutes, et retrouvent forte voix pour annoncer leurs dernières prouesses :

– Quatre-vingt-seize, un poisson !

Décidément, Gaulupeau a des chances. Il fume précipitamment. Il interroge, un peu anxieux :

– Et le Martin-Pêcheur, là-bas, où en est-il ?

Dans l'ombre des platanes, au bord du chemin de halage, on voit des hommes couchés dans l'herbe, sur le dos, les genoux repliés et le canotier sur les yeux. Les dames comme il faut, venues après la messe « faire un tour du côté du Chastaing », se détournent en pinçant les lèvres : il y a des gens bien mal élevés. Vers l'entrée de la promenade, un maillet tape à petits coups secs, s'interrompt un instant, recommence : c'est Lagrille qui bourre sa pétoire.

Il fignole, il fait bonne mesure. Par-dessus la charge de poudre noire, il entonne du papier, le pousse, le tasse, en ajoute encore; la petite pièce en est lestée, gavée jusqu'au ras de la gueule.

Attention ! Lagrille regarde sa montre. Gare ! Il allume son rat-de-cave. Tout menu, mais dur et noueux comme un cep, il tend le bras vers l'âme du mortier. La flamme du rat-de-cave cligne, falote, dans le jour éclatant... Et quand tinte là-haut la demie de onze heures, le crapouillot saute en arrière, lâche sa bourre voltigeante, son énorme fumée, détone si fort qu'il en tombe sur le flanc.

L'explosion roule au loin sur les berges de Loire, soulève les gaules, éveille les dormeurs, secoue la foule de son souffle violent.

– Par ici, au pesage ! En ordre, messieurs !

On se bouscule autour des tables de pesée, on veut voir les balances de cuivre, les chapelets de fretin desséché, entendre proclamer les points.

– Combien, Gaulupeau ?

–Quatre cent douze! Trois cent soixante et onze grammes, quarante et un poissons : ça fait bien quatre cent douze points.

– Et l'autre, hein, le Martin-Pêcheur?

– Oh ! mon vieux, paraît qu'il dépasse six cents points.

– Dépêchons ! Enlevez, c'est pesé !

– Ne poussez pas !

– Hé, Gustave ! je paye l'apéro !

C'est une débandade, une désertion en masse, tous les dos tournés à la Loire dans un élan vers les maisons, l'ombre fraîche des cafés, les senteurs des cuisines et les persiennes fermées.

Tantôt, sous la halle aux grains, les vainqueurs iront chercher leurs prix. Avec quelles hésitations, quelles reprises, et d'avance quels regrets d'avoir peut-être mal choisi! Entre ce service à fumeur, ce « bon pour un gigot », cette bouteille de bénédictine, comment, hélas ! comment me décider jamais ? Monsieur le Président, messieurs les membres du bureau, dites-le-moi, je vous en prie, suggérez-le-moi d'un regard, aidez-moi, délivrez-moi!

Malgré tant de chaleur, d'émotion, de fatigue, on renaîtra ce soir avec la fraîcheur vespérale. Tout le pays, les jeunes, les vieux, redescendra sur la place du Port au vacarme des orchestrions, des tirs forains, des roues de loteries. On fera un carton, on cassera des pipes, on descendra l'œuf qui danse sur le jet d'eau : chevaux de bois, confettis, berlingots, lumières crues d'acétylène, et poussière au travers, toute la poussière du jour qui se ranime et tournoie en brume chaude, soulevée par le piétinement d'un peuple.

Dans la baraque du bal, au trémoussement des couples, les planches résonnent comme un tremplin; un piston frénétique appuie ses coups de langue, un trombone engorgé s'étrangle, et tout à coup, au tournant d'une reprise, une ritournelle de crincrin boucle une pirouette acidulée.

Quand on s'éloigne sur le pont, la fête rougeoie dans un halo fuligineux. Les marronniers, éclairés par-dessous, découpent des feuilles de tôle verte sur des trous d'ombre impénétrables. Quelques pas encore sur le pont, très peu, et la rumeur s'affaisse, et les quinquets s'éteignent aux frontières d'une nuit sans limites.

La Loire coule, frôle les piles avec un frais murmure. Toutes les étoiles, sur la Loire, renversent des taches oblongues, de grandes perles très pâles qui sereinement, au fil de l'eau, mènent leur existence éternelle. Loin dans le val, un courlis prolonge son appel. Un poisson vient de sauter. On n'entend plus qu'un petit crapaud, tout seul, qui scande les lentes secondes nocturnes à légers coups de sa voix cristalline, si pure, si divinement nostalgique.